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Roméo Bouchard
Par Nathalie Le Coz
Si Roméo Bouchard tarde à répondre à vos appels ou à vos textos, n’allez pas croire qu’il n’est pas à son affaire. C’est qu’il est au jardin. Les mains dans la terre de Saint-Germain de Kamouraska depuis plus de 45 ans, cet activiste pour une agriculture écologique, ce guerrier de l’autodétermination des régions rurales est sans conteste un homme de terrain. Sans doute plus scolarisé que la plupart des hippies venus vivre leur retour à la terre dans les années 1970 et 1980, il a su structurer une vision propre à l’époque, la verbaliser comme prof et auteur, et l’amener sur le plan politique. Plus « intello » que « théorique », il a vécu durant 25 ans de l’exploitation de sa ferme, face au fleuve. Défroqué dans un lointain passé au Saguenay-Lac Saint-Jean, il a gardé intacte la foi dans l’avènement d’une démocratie où le peuple a un véritable contrôle sur les décisions publiques. La clé de voute de cette démocratie, selon lui, ce sont les régions. Comme unité de base pour mutualiser la gestion des ressources, du transport, des sociétés publiques, etc. Entre l’État et les trop petites municipalités, la région est un passage obligé vers l’autonomie économique et même politique.
Des batailles de l’époque, il retient quelques victoires. Celle des « cochons », vécue comme une douche froide, qui a néanmoins débouché sur la tenue du BAPE sur l’industrie porcine et jugulé la multiplication des mégaporcheries. Elle a même débouché sur la création de DuBreton, un fleuron du Bas-Saint-Laurent, qui pratique un élevage porcin biologique, sur fumier solide, avec accès à l’extérieur. « On ne rêvait même pas de ça ! » se rappelle Roméo. Autre victoire : la création de l’Union Paysanne, en 2000, un marqueur dans l’histoire des campagnes, qui a nourri le Rapport Pronovost et continue d’alimenter des mouvements de toutes sortes en marge de l’UPA et du MAPAQ. Celle d’une réconciliation entre les « locaux » et les néo-ruraux autour d’une signature régionale sous le thème du « Doux pays ».
Peut-être inspiré par le fleuve qui inonde ici la moitié du champ de vision, Roméo Bouchard emploie l’expression « seconde vague » pour parler du déferlement d’une nouvelle génération de néo-ruraux depuis une dizaine d’années. Ils sont à Saint-Germain, Kamouraska, Saint-André, Mont-Carmel, Saint-Bruno. Autour d’un noyau de maraîchers bio de qualité, leurs activités sont très variées. Contrairement aux très jeunes arrivants des années 1970, souvent décrocheurs, les nouveaux venus ont déjà une expérience de travail. Souvent en couple ou en famille, ils équilibrent la pyramide d’âges dans les villages qu’on désertait jusqu’à récemment. Ils redonnent un souffle aux écoles et dynamisent la vie sociale. Ils n’ont pas, ou peu, à s’intégrer ou à affronter la population locale vieillissante.
Entrepreneurs, dotés de moyens techniques, ils mènent bien leurs projets. Ça n’est pas par hasard si le Bas-Saint-Laurent a été choisi comme première FabRégion au Canada : convertie en labo, elle s’engage à atteindre 50 % d’autonomie alimentaire, énergétique et manufacturière d’ici 30 ans ! D’ailleurs, Roméo Bouchard rappelle que la région est depuis longtemps à l’avant-garde de l’innovation dans les domaines agricole et forestier. Il se réjouit aussi du « phénomène » Comité social au Kamouraska qui, au moyen d’un groupe Facebook, a instauré une véritable économie de partage où se réacheminent des surplus en tous genres, y compris potagers, où fusent les échanges d’information, où s’organise du troc, où se resserre le tissu social.
Pourtant, devant le minuscule comptoir de 10 pieds consacré à la production biologique ou locale dans les supermarchés, Roméo Bouchard s’inquiète. Le mouvement bio végète. Le pionnier invite les plus jeunes à dépasser autant que faire se peut le stade de la réflexion et de l’initiative individuelle. Il leur faut prendre le flambeau du débat politique, cogner aux portes des grandes instances, prendre le dessus sur le discours ambiant, s’imposer. Il les incite aussi à prendre le temps d’écouter les gens, à développer leur sens de l’histoire, à apprendre à nommer les réalités propres au territoire, à s’arrimer à l’identité de la région. Et Dieu sait combien cette identité est forte et peu banale !